Je partage ici une réflexion menée sur le thème Art et Histoire, thème du concours de conservateur de patrimoine 2010 à Paris
Art et histoire
Depuis mars 2010, à la Neue Nationalgalerie de Berlin, on peut rencontrer un objet curieux : le tableau témoin. Dans un nouvel accrochage, une histoire est racontée, une histoire de l’art allemand de 1900 à 1945. Cette histoire est inédite en Allemagne car elle reflète les séquelles portées par l'action art dégénéré qui stigmatise, disperse et surtout détruit un grand nombre d’œuvres d'art à travers l’Europe à partir de 1933.
Les tableaux témoins portent la mémoire de ces œuvres absentes. Ces tableaux, ce sont des reproductions en noir et blanc, dimensions originales, accrochés dans les salles où ils pourraient se trouver encore aujourd’hui, où ils auraient dû se trouver aujourd'hui.
Ils ne sont plus là, mais le sont pourtant. Dans une sorte de galerie des ombres que la politique nazie continue de projeter sur l’histoire culturelle allemande, ils font se rencontrer le présent et le passé dans un débat sur le temps. Car regarder une œuvre d’art, c’est autant interroger l’art que l’histoire, c’est demeurer devant le temps. Comme un éventail qui s’ouvre dans un montage chronologique hétérogène, le temps reconfigure sans cesse hier et aujourd’hui en vue d’une construction de la mémoire qui rend la création pensable en tant qu’élément de la durée.
Car les tableaux témoins rendent aux œuvres leur mémoire. Leur temporalité particulière en tant qu’hybrides mémoriels comme copies déclarées d’œuvres réelles, fussent-elles détruites, permet de cristalliser l’incroyable enjeu d’une réflexion sur l’art et sur l’histoire. Ils agissent comme autant de pivots qui possiblement suspendent le temps dans un face à face surprenant de l’art avec l’histoire dont l’articulation s’avère vertigineuse.
Chacun d’eux présente une polysémie linguistique. Le mot art se situe à deux niveaux dont l’un traite des œuvres et l’autre de l’art en soi. L’histoire est le discours des historiens pour rendre compte d’une réalité en devenir. Et la rencontre de l’histoire avec l’art se conjugue doublement : l’histoire de l’art comme processus actuel et l’histoire de l’art comme discipline censée rendre compte de tels processus. Dès lors, comment rendre compte du dynamisme qui lie l’art à l’histoire, l’histoire à l’art ?
Peut-on envisager d'utiliser différents modèles de temporalité pour parler et du processus de légitimation de l’art et de l’anachronisme structurel à l’œuvre dans l’histoire?
Question de mouvement
Le dynamisme qui fait se rencontrer art et histoire pourrait être une question de mouvements.
Côté histoire, un penseur de la première moitié du XXe siècle a mis le savoir historique en mouvement : Walter Benjamin propose « sa » révolution copernicienne.
Côté art, une médiatrice culturelle de la seconde moitié du XXe siècle a mis le concept d’art en mouvement : Lise Didier-Moulonguet propose une lecture retournée de la conception kantienne.
Walter Benjamin a travaillé jusqu’à la fin de sa trop courte vie Sur le concept d’histoire, un bref texte comme un éclair réflexif. A l’instar de la théorie copernicienne de l’héliocentrisme, il comprend l’objet de sa discipline, l’histoire, comme jadis Copernic la Terre. L’histoire n’est plus le point fixe que l’historien tente de maîtriser, mais une suite de mouvements qui viennent à l’historien dans son présent. En chaque objet historique ainsi interrogé, il est possible de voir tous les temps, ici et maintenant.
Comme le souligne Georges Didi-Huberman dans Devant le temps, Walter Benjamin ne considère plus le passé comme un fait objectif, mais comme un fait de mémoire. Celui-ci est en mouvement. Ainsi, le savoir de l’historien ne se construit pas à partir des faits passés eux-mêmes, mais à partir du mouvement qui les rappelle et les fonde dans l’actualité du présent.
Lise Didier-Moulonguet, active dans le champ culturel et plus spécialement dans le domaine de la création contemporaine, travaille à l’articulation des deux concepts d’art et de culture depuis les années 1960. Elle soutient notamment que le concept d’art est sans cesse retravaillé par les œuvres qui relient celui-ci à la pensée de chaque époque. Aussi, propose-t-elle un retournement de la lecture usitée des thèses de Kant selon laquelle l’art serait défini à partir des raisons de l’émotion esthétique. Plutôt que d’établir le rapprochement dans ce sens, Lise Didier-Moulonguet propose que l’art tient à des qualités d’objets qui sont à l’origine de mouvements qui rappellent et fondent, selon la même logique que chez Benjamin, l’émotion esthétique dans l’actualité du présent. Le référent du mot art ne serait donc pas une idée, mais tiendrait à l’œuvre qui rend possible cette expérience.
Ce référent doit être établi par des expériences subjectives de la personne qui rencontre l’art dans son présent dit Lise Didier-Moulonguet. Il ne procède pas d’une vérité intemporelle, même si la notion d’art l’est. On pourrait dès lors énoncer que l’idée d’art préexiste, mais que le signifié d’art est, lui, réinvesti à partir de chaque œuvre novatrice et à travers l’expérience esthétique qu’elle rend possible. Comme l’histoire dans la conception benjaminienne, l’art est un domaine en perpétuelle gestation.
"L'histoire est la science des hommes dans le temps."
« L'histoire est la science des hommes dans le temps. » dit l’historien français Marc Bloch et désigne par-là l’objet d’un savoir qui se distingue par sa diversité et sa très longue durée d’interrogation historique. Ce « temps qui n’est pas celui des dates », n’est pas tout à fait le passé, mais la mémoire que convoque l’historien. Comme pour Marc Bloch, qui l’imaginait comme un film avant le montage, la connaissance historique est selon Walter Benjamin une sorte de « remontée dans le temps ». L’opération historienne est comprise comme un re-montage de l’ordre chronologique, une alternative au récit causal à l’aide de nouveaux modèles temporels qui prennent en compte la mémoire et ses anachronismes.
Walter Benjamin, héritier de la pensée du théoricien d’art Aby Warburg, est très attentif aux détails et n'aimait guère la hiérarchisations des faits historiques. Il invoque la retenue, une certaine forme de simplicité, en faveur d’une archéologie matérielle et pense que l’historien est une sorte de « chiffonnier » de la mémoire des choses.
Comment ne pas penser à la Monumenta de Boltanski. En ce février 2010, dans le froid de l’hiver du Grand Palais à Paris, des milliers de vêtements portés, recueillis, disposés au sol, autant de « chiffons » de la mémoire qui font rencontrer ce que Benjamin appelle l’« Autrefois » avec le « Maintenant ». Le savoir historique s’apparente selon Benjamin à un champ de fouille archéologique qui se compose autant des vestiges, de la substance même du sol que du présent même de l’archéologue. Une lecture tripartite qui fait penser à la lecture analytique de Lise Didier-Moulonguet quand elle affirme que « L’art est le réel même ». Elle l’aborde en travaillant non le « quoi » (Qu'est-ce que l'art ?), mais le « comment » (Comment l'art devient art ?). Selon elle, il est possible de repérer la qualité artistique par la capacité d'une œuvre à susciter par des formes particulières une dialectique entre elle-même et le signifié art. L’œuvre participe ainsi d’un travail de l’histoire à partir de son inscription dans les domaines artistiques qu’elle est susceptible de transformer et renouveler en permanence. « L’œuvre travaille l’Histoire. »
"L'art est le réel même."
C’est à travers trois temporalités que le statut d’art se vérifie selon Lise Didier-Moulonguet. Et ces trois temporalités se conjuguent : L’art est susceptible d’inciter une dialectique entre l’œuvre et une personne ou plusieurs personnes qui mettent en place une suite d’actions culturelles. Ces actions sont à la base de la reconnaissance d’un objet comme art et peuvent l’inscrire dans une acceptation collective. Action, réaction engendrent une dynamique qui pourtant n’est jamais établie, ni exempte de tension, voire de contradictions internes. L’artiste ne cesse de retravailler, d’approfondir sa quête de sens. Ces trois temporalités – confrontation avec l’objet, mis en action-réaction et vérification du sens par l’artiste – participent à la légitimation de l’œuvre qui est à même de provoquer un consensus. L’art n’en est pas le résultat, mais implique de l’engendrer. Il n’est pas le produit de consensus sociaux, mais son essence vient de son aptitude à les engendrer.
Et l’œuvre d’art n’est jamais un objet inerte, l’art est un domaine qui ne cesse de mettre en question. Il infuse, à l’instar de la mémoire benjaminienne, tous les niveaux de lecture, matériels et psychiques. « Même quand le consensus social semble établi, l’œuvre continue à interroger l’art en soi ou à être questionné par les œuvres. »
Nous retrouvons ici les mêmes principes que la fouille archéologique décrite plus haut. La soi-disant naïveté des œuvres de cultures non-occidentales ou le mépris de l’art gothique par la Renaissance enseignent une certaine humilité benjaminienne devant l’objet d’étude et à reconnaître « art » et « histoire » dans la production artistique comme le demandait l’écrivain et historien de l’art allemand Carl Einstein dans son approche de la sculpture africaine dès 1915. L’artiste a besoin que l’autre vienne vérifier la force de son œuvre, qu’il l’inscrive dans la durée et qu’il le mette en mouvement.
"recréer le réel"
L’art est marqué par une suite de processus, fondés sur l’expérience d’un face à face, d’une inscription dans la mémoire. Parce qu’une œuvre est avant tout présence, l’art ne peut être idée pure ou imaginaire, « l’art est le réel même. »
Interroger le dynamisme entre art et histoire pour Carl Einstein, c’est « recréer le réel ». Pour Benjamin, grand lecteur de Proust, c’est partir à la recherche non du temps, mais des "temps perdus". La rencontre de l’histoire avec l’art s’établit à partir d’un axe double, comme fait et comme discours. Les œuvres s’inscrivent dans la temporalité particulière du devenir et constituent une histoire, celle de l’art. Puis l’histoire de l’art, la discipline, cherche à interpréter les mouvements qui créent et recréent le signifié de ce même art. Ainsi, art et histoire ne peuvent s’ignorer et s’établissent dans une dynamique de perpétuel retour mutuel et critique.
Pour Benjamin, les œuvres d’art ont une « spécificité historique ». Désinvolture anachronique et déplacement de l’histoire font d’elles les premiers interprétants d’autres œuvres.
L’expérience de telles interprétations a été rendue possible cet été 2010 à l’exposition En Regards qui croise dans un éventail de cinq siècles de création artistique – du XVIIe au nôtre – deux collections, celles du FRAC Aquitaine et du Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. Presque en bout de parcours, il y a exposé là, datant de 1945, la Lune abstraite d’Auguste Herbin qui présente, vue de loin, une surface apparemment lisse alors qu’elle se craquèle de près en d’infinies parcelles involontaires, causées par l’usure du temps, qui semblent en elles porter le grossissement des pigments, la profondeur du regard microscopique, un condensé d’alphabet formel. C’est comme si l’œuvre, par sa facture et par son contenu, concentrait en un fragment toutes les autres. L’envie survient de toucher, de gratter – ne serait-ce qu’un peu - la surface, « recréer le réel ».
Cristal de temps
L’art et l’histoire ne suivent pas une trame régulière et ne tissent pas d’ouvrage continu. Ils contiennent ce que Georges Didi-Huberman appelle « la mémoire en sa longue durée culturelle » dans un ancrage qui chemine du présent au passé et inversement. Une œuvre d’art révèle par là sa condition de cristal de temps, de kaléidoscope qui interroge la structure du temps. Au printemps 2010, dans le Martin-Gropius-Bau de Berlin, l’artiste Olafur Eliasson propose au public de pratiquer à hauteur d’homme ce concept de cristal de temps. Dans le grand atrium central, il a monté une structure fermée de longs pans miroitants qui relient le sol à la verrière du plafond, inondée de lumière naturelle. Deux ouvertures permettent au public d’y entrer et de se retrouver comme à l’intérieur d’un kaléidoscope géant. La personne entrant voit son reflet, celui des autres et puis la profondeur de l’espace reflété à l’infini. Les deux pans les plus étroits du kaléidoscope voient les reflets de l’espace s’assombrir au fur et à mesure et finir comme dans deux longs tunnels sombres qui rayonnent dans un lointain pourtant proche, au rythme des « temps perdus ».
David Chipperfield aussi se déplace dans le temps. En 1997, il gagne le concours international de réhabilitation du Nouveau Musée de l’île aux Musées de Berlin, bâtiment du XIX siècle, en ruine depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Refusant la reconstitution à l’identique, il choisit de consolider les parties épargnés par les bombes et de les compléter par une architecture d’une sobre beauté minimaliste. Au bout de 12 ans de construction, à l’automne 2009, les collections d’art préhistorique, antique et surtout égyptien gagnent le Nouveau Musée. Néfertiti, depuis son XIV siècle avant notre ère, repose désormais en des murs mi-ruine néoclassique mi-création contemporaine dans un formidable ensemble de strates historiques et de création artistique, d’un cristal de temps d’art et d’histoire.
Carl Einstein, Walter Benjamin, mais aussi Lise Didier-Moulonguet ou Georges Didi-Huberman ont amené la réflexion scientifique à penser art et histoire dans l’actualité des débats sur la création et sur le temps. Telle une boîte à outils, le pari est qu’elle soit capable de le faire sur tous les plans artistiques, quel que soit le médium utilisé, et sur tous les plans historiques, quel que soit le temps interrogé.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre Benjamin quand il dit que l’histoire de l’art est toujours à recommencer. C’est ce que veut dire l’historien de l’art français Daniel Arrasse quand il dit que toutes les œuvres sont anachroniques.
L’émotion esthétique ne se produit pas toujours à bon escient. L’humilité benjaminienne face à l’histoire appelle la prudence. Toute histoire et toute œuvre se prêtent à l’interprétation, à la mise en mouvement de réactions et de propositions. Ils éveillent tous les deux un travail de sens. Chacun est à même de susciter une alternative aux représentations instituées. Cette capacité leur confère une dimension politique, un fort potentiel idéologique et explique l’intérêt des institutions dont les effets, qui peuvent être négatifs, voire néfastes, font l’objet d’un grand soin aujourd’hui.
Parallèlement à l’action d’art dégénéré qui fit disparaître un grand nombre d’œuvres d’art contemporaines, Hitler pilla les pays qu’il conquit de ses œuvres majeures. Depuis ont été créées des lois et des règlements qui protègent le patrimoine artistique conservé. Les tableaux témoins sont là pour les rappeler. Ce sont des cristaux du temps qui font se réfléchir art et histoire.
Sanna Hanssen, 2010
Ecrits
Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, 1940
Georges Didi-Huberman, Devant le temps, 2000
Lise Didier-Moulonguet, L'acte culturel, 1999
Marc Bloch, Apologie pour l'Histoire ou métier d'historien, 1941-1943
Carl Einstein, La sculpture africaine, 1922
Daniel Arasse, Anachroniques, 2006
Œuvres
Neue Nationalgalerie, exposition Temps modernes, Berlin, 2010
Art dégénéré, Mesures de diffamation, Allemagne, 1933-1945
Monumenta, Boltanski, Paris 2010
Lune abstraite, Auguste Herbin, 1945, Exposition En Regards, FRAC Aquitaine et du Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, 2009-2010
Innen Stadt Außen, Olafur Eliasson, Martin-Gropius-Bau de Berlin, 2010
Neues Museum, David Chipperfield, 1997-2009
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